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Ce blog n'est pas un livre construit mais un ensemble de touches d'émotions ou de réflexions nées de quelques années de parcours professionnel et amical dans trois pays du Sud essentiellement : Haïti, Congo RDC et le Sénégal. Vos commentaires sont bienvenus autour de ces textes sans prétention. Juste un partage pour aussi faire découvrir de belles histoires au Sud et des moins drôles. Et n'oubliez pas de cliquer sur "plus d'infos" pour voir la suite de chaque billet !

samedi 11 juin 2011

TEMOIGNAGE 3, HAÏTI, SEPTEMBRE 2010

Témoignage 3 : une miraculée qui a perdu son enfant de 3 mois.

Le patron du restaurant n’est pas encore arrivé. Tout le personnel attend, affalé pour la plupart sur les tables, sauf une employée. Elle nettoie, vide les poubelles, puis, loin des autres, lit le journal en attendant les patrons.
Elle a l’air très professionnelle. Impliqué dans une activité de restauration au Sénégal, je lui demande si elle a fait une école hôtelière. La réponse est négative : elle a fait une école de télécommunication mais n’a pas trouvé de travail.
Je parle avec elle après le service.
Son enfant de trois mois et demi est mort le 12 janvier. Quand la terre bougea, elle s’est enfuie dans l’escalier, l’enfant dans ses bras. Puis la dalle l’a écrasée, comme son enfant, Marcia. Elle était coincée au niveau des jambes, ne pouvant plus bouger. Le père de l’enfant ne vivait pas avec elle. Elle était avec son frère. Le noir l’envahit. Elle entendait son enfant râler. Elle lui a dit : « Marcia, Marcia ne t’en va pas » mais l’enfant s’en est allé. Elle avait envie de mourir. Tout lâcher comme la vie de sa fille avait lâché.
Son frère qui était dans une chambre voisine a appelé à l’aide, faiblement. Elle a entendu. S’est dit qu’il fallait faire quelque chose pour son frère. A crié « à l’aide » comme jamais elle n’avait crié. Les voisins sont venus (pas les ONG internationales). Ils ont mis deux heures pour la sortir. Elle a eu l’idée de leur indiquer une position pour la tirer, dans le noir. Position gagnante. Elle fut emmenée dans la rue, y a dormi plusieurs jours, pleurant pendant des semaines, les jambes paralysées. Marcia, sa fille morte. Comme fut tué le garçon de la copine de son frère : copain de Marcia. Lui était très drôle, souriait tout le temps. Marcia était plutôt du genre râleuse. Mais le garçon la faisait rire. Partis tous les deux, petites vies emportées par une dalle mal construite et malmenée par un tremblement de terre dans une maison construite par la maman qui avait quitté pour l’éternité Stéphanie quand elle n’avait que 14 ans. Le papa ? Stéphanie ne l’a quasiment jamais connu.
On résume : Maman morte quand j’avais quatorze ans, ma fille morte dans mes bras. Le père de l’enfant qui m’abandonne puisque ma fille est morte et qu’il pense que plus jamais je ne pourrai marcher.
Une amie, Constanzia bouscule Stéphanie qui se laissait aller : « tu étais la plus belle, tu faisais du mannequinat. Et maintenant tu te laisses aller ? Ressaisis-toi. Tu as la vie devant toi. Tu es jeune »Constanzia fait effet : Stéphanie recommence à se faire belle. Vois des psychothérapeutes grâce à l’ambassade du Canada, vois des médecins traditionnels grâce à son frère que finalement elle a sauvé. Cela se passait à Delmas 40B. Pas à l’hôtel Montana, pas dans l’immeuble des Nations Unies. Forcément il n’y avait que des Haïtiens pour la sauver et ils l’ont sauvé. Il n’y avait pas les télés étrangères. Petites actions entre « natif natal ». Grandes victoires. Stéphanie retrouve l’usage de ses jambes.
Cherche un travail. Le trouve au Café Terrasse. 400 dollars haïtiens par mois. Je demande : dollars US ? Elle éclate de rire. Ce sont des dollars haïtiens : 37 euros par mois !!! Je lui demande si elle mange au restaurant. « Non on n’a que le droit de boire de l’eau ». A l’hôtel où je réside je paye une chambre 120 US$ par nuit soit 88 euros. Il faut un mois et demi de salaire à Stéphanie pour gagner le prix d’une nuit de chambre d’hôtel dans son pays. Bien sûr on ne s’en offusque plus dans nos organisations internationales. Puisqu’on le voit partout, dans tous les pays du Sud.
La tente où vit Stéphanie sur le terrain de son ancienne maison

Stéphanie dit que son boulot  c’est pour survivre. Qu’elle n’est pas faite pour cela. Qu’elle est intelligente (vrai) et peut faire d’autres métiers. Je lui propose de créer son ONG, d’être la porte parole des victimes. Elle me dit que si elle se met en avant elle aura beaucoup de problèmes avec les autres Haïtiens (en Haïti, tu sors la tête et on te la coupe vite fait !). Elle veut bien témoigner sur son vécu. Elle écoute les autres voies que je lui propose : créer une association des victimes du tremblement de terre. Carine président du KNFP me dit que cela existe déjà. Stéphanie demande si elle va gagner beaucoup d’argent, ce que je vais faire pour elle. Elle n’a pas compris : la vraie question est : qu’est-ce qu’elle va faire pour elle et ceux qui l’entourent ? L’argent viendra puisque les organisations solidaires cherchent des personnes crédibles. Mais elle met l’argent en avant, elle a peur des autres Haïtiens. Même si par ailleurs elle est généreuse, elle ne s’oublie pas mais a peur de se positionner. Aucune issue donc. Elle est pourtant capable de prouver le contraire. Attendons. Sa tête est bien faite.
Je la ramène chez elle. Il fait trop nuit à 19 heures pour prendre des photos. La maison a été rasée, remplacée par des tentes. Elle a payé les tentes à 100 US$. Elle est contente d’avoir une clôture, de ne pas être dans un camp. Je lui demande où sont les toilettes. Elle me montre un lieu un peu cassé par le tremblement de terre. La douche comme la cuisine de l’ancienne maison restent fonctionnelles. Le reste de la maison a été rasé. Stéphanie : « Ceux qui ont enlevé les gravats m’ont volé tout ce qui restait ».
Le lendemain elle commence à penser à son association. Elle a conscience qu’il lui faut un ordinateur portable. Je lui dis que je filmerai son témoignage. Elle a peur qu’il aille sur toute la planète. Puis accepte. Pour Marcia, sa petite fille.
Aujourd’hui sa tante est malade : « Comme elle prend de l’âge, un petit bobo lui fait croire que demain elle va mourir ». Stéphanie ira la voir demain pour la soutenir.
Stéphanie n’a rien. Se soucie de sa tante. Ne demande pas d’argent. Est heureuse de ma proposition de créer son association et décide d’embarquer dans cette voie. Ce soir elle planchera sur le sujet. « Mais Bernard, il faut que tu m’aides, je n’ai jamais fait cela. Mais je ne veux pas continuer à être serveuse. Ce n’est pas mon métier, ce n’est pas ce que je veux faire ». « Et quand j’aurai mon association j’irai manger au Café terrasse comme cliente… »
Tu entends cela et tu te tais. Une capacité de rebondir à vous couper le souffle. D’où tient-elle cela ? Depuis, le 12 janvier elle a levier le pied avec l’Eglise (à cause de ma fille). Mais s’arrête de temps en temps à l’église catholique de Saint Pierre à Pétion-ville pour prier. Elle qui est protestante. L’Eglise du Rocher. Il paraît que cette Eglise est très cool sur l’habillement. C’est cela qui lui plaît.
Je n’aurai jamais cru que cette serveuse de restaurant, souriante (c’est rare dans les restaurants en Haïti), nickel chrome dans ses habits et dans son comportement, vive sous tente, jongle pour recharger son portable puisqu’elle n’a pas d’électricité chez elle.
Je ne la reverrai pas. Juste quelques conversations au téléphone. Elle passe les deux derniers jours de ma mission à l’hôpital général pour son cousin qui a des douleurs partout. Elle a dû laisser son travail deux jours pour faire soigner le cousin. Le patron est compréhensif. Au bout de deux jours, elle finit par attraper un médecin. Le lendemain son cousin sera opéré en urgence.

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