Pas facile de tenir un blog quand on a des responsabilités dans un pays du Sud. Le blog est un art qui demande du temps. Mais les engagements professionnels aussi. Des heures et des heures derrière un clavier ou sur les pistes pour essayer d'apporter sa pierre à des Haïtiens qui veulent changer des vies à ne pas vivre. Ces hommes et ces femmes sont plus nombreux qu'on ne le dit dans la presse internationale.
Durant ces dernières semaines je vais de surprise en surprise. Des amis me racontent l'histoire d'Haïti. Ils ne sont pas historiens, juste passionnés par leur pays. Et cette histoire remonte à loin, très loin ! On trouve dans le pays des hiéroglyphes écrits en alphabet run. L'histoire d'Haïti et des Indiens d'Amérique Latine fut riche en événements communs qui laissent des traces sur le sol haïtien. Puis vint l'époque de Christophe Colomb (on vient de retrouver la Santa Maria dans les fonds près des côtes d'Haïti) et aussi celle des corsaires et flibustiers qui avaient élus domiciles à l'île à vache et à l'île de la tortue, un joyau écologique. Puis la colonisation française, puis les luttes pour l'indépendance (1804), précédée de la déportation de Toussaint Louverture, une des grandes figures des mouvements anticolonialiste, abolitionniste et d'émancipation des Noirs, au Fort de Joux, prison ignoble dans les brumes du Jura. Cette indépendance, née d'alliances, a créé bien des soubresauts dans la jeune et première République noire qui s'est engagée dans nombre de luttes de libération en Amérique Latine, d'où la reconnaissance de Chavez et de nombreux pays d'Amérique Latine. Puis vint la colonisation américaine. Puis la dictature de papa et baby Doc, sanglante. Puis l'épouvantable leurre de vingt ans de "génération Aristide". Aujourd'hui est passé à une autre ère, imparfaite.
Si toutes les résistances et hauts faits d'armes étaient connus de tous les Haïtiens, alors ils relèveraient la tête. Le peuple d'aujourd'hui ne vient pas de nulle part. On sent bien dans les discours, dans le savoir de ce peuple, les références à tous les chefs historiques de l'indépendance et nous, étrangers, nous devrions connaître cette histoire. Mais l'histoire est plus riche, plus longue, métissée de toujours. Il va falloir que j'apprenne encore et encore mais les amis haïtiens sont là.
Pour l'heure je présente un billet invité d'un ami, Marcel Duret. Au détour de la découverte d'une petite ville du Nord-Est que j'ai visitée, il raconte la luttes des Caicos contre l'occupation américaine. J'apprécie sa plume, donc je partage avec vous. Bonne lecture.
28 juillet : Respect et hommage à ceux qui sont tombés sur le champ de
bataille durant l’occupation américaine d’Haïti
lundi
21 juillet 2014 Par Marcel Duret* Soumis à
AlterPresse le 20 juillet 2014
Enfin je suis à Mont Organisé ! Cela fait plus de 20
ans depuis que j’ai rencontré à Queens (New York) deux aimables dames de Mont
Organisé. Pour elles, Mont Organisé est un paradis sur terre. Il fait
bon à tout moment de l’année et il y a une végétation luxuriante.
L’une d’elle faisait le va et vient entre Mont Organisé et
New York. Elle allait régulièrement récolter des denrées d’exportation sur les
terres, dont elles auraient hérité. Ces terres, occupées par des
« gérants » ou « deux moitiés », produisaient des fruits de
toutes sortes (mangues, chadèques ou pamplemousses, avocats, etc.) de la banane
et du café.
Si les « gérants » jouissaient de ces fruits sans
partage, ils devaient réserver les cafés haut de gamme ou gourmet produits sur
ces terres à la « doyenne » (comme on l’appelait) dont la venue
chaque année est anticipée longtemps à l’avance et fêter à l’occasion. En
effet, je ne sais plus qui me l’a dit, quand elle arrivait, les
« raras » de la zone prenaient rue et la fête devait durer toute une
semaine. Les « gérants » (deux moitiés) sont reconnaissants
envers leur bienfaitrice. En effet, durant ses brefs séjours à Mont Organisé, aucun
contrôle n’est effectué sur ces terres, et les occupants continuent à les
utiliser à leur guise, en coupant les arbres pour en faire du charbon, en
donnant des terres en deux moitiés à d’autres et parfois en vendant, même sans
titre de propriété, surtout à l’insu du propriétaire.
Elle « mérite » donc les honneurs qui lui sont
réservés.
Chaque année, elle collecte le café qu’elle va vendre à un
exportateur traditionnel au Cap-Haïtien. Ce rituel a perduré longtemps, mais,
d’année en année, la production de café chutait.
Enfin je découvre Mont Organisé !
Mont Organisé est située au Nord-Est d’Haïti, à une altitude
variant entre 500 et 1100 m. Cette dernière altitude est l’indication
principale que le café de la zone est un café haut de gamme ou un café gourmet. Il peut donc commander un prix variant entre US$4.00 et
US$6.00 la livre sur le marché international.
Compte tenu des atouts naturels de la zone (il y a de la
terre, de l’eau, une température fraiche) et avec un plan de développement bien
étudié, Mont Organisé pourrait devenir le grenier du Nord-Est dans la
production de légumes, de noix, de fruits divers (cacao, noix de macadamia) et
surtout du café gourmet.
On dit qu’il y a de l’or dans le sous-sol. Il y a même des
paysans qui se sont spécialisés dans l’orpaillage artisanale, l’orpaillage
étant l’exploitation de l’or dans des rivières aurifères de la zone. La situation d’absentéiste de la « doyenne » n’est
pas unique en Haïti. En effet, avec la fuite des cerveaux du pays vers
l’extérieur, il existe toute une multitude de familles haïtiennes qui vivent un
peu partout dans le monde et qui sont supposées être héritières de superficies
importantes de terre à travers le pays.
De Léogane à Saint Michel de Lattalaye, de Jérémie à
Ouanaminthe, des milliers et des milliers de carreaux de bonnes terres sont
sous-exploités, alors que, dans d’autres zones du pays, les paysans fuient des
terres déboisées, érodées, qui ne peuvent plus être cultivées, pour aller
grossir les populations des villes ou il n’y a pas d’emplois. Aujourd’hui, il
faut rappeler que seulement 50% de la population vivent en milieu rural
(Institut haïtien de statistique et d’informatique / Ihsi).
Quel devrait être la politique à adopter par l’Etat pour
mettre en valeur ces terres sous-exploitées tout en sécurisant ceux qui y
vivent et sauvegarder les intérêts des absentéistes ? Est-ce qu’un
partenariat formel entre les « gérants » ou « deux
moitiés » et les propriétaires absentéistes peut être envisagé ?
La participation de la diaspora, au développement ou à la
reconstruction du pays, ne pourrait-elle pas être provoquée en invitant ses
membres à investir sur leurs propriétés et en partenariat avec les familles qui
s’occupent de ces terres depuis longtemps ?
Alors je suis à Mont Organisé ! Où je suis très bien
reçu par un cousin des dames qui est revenu depuis 18 ans de New York pour
s’établir définitivement à Mont Organisé. Il me fait visiter la maison familiale des dames, qui paraît
être inhabitée depuis très longtemps. Le champ de caféiers, qui entoure la maison, est intact,
mais nécessiterait d’être régénéré. Les cafés à ce moment de l’année sont d’une
couleur verte foncée sinon bleuâtre et seront prêts pour la cueillette en
octobre prochain. Mont Organisé est bien le paradis sur terre que me
décrivaient ces dames à New York, mais la végétation luxuriante se réduit et
les montagnes crient au secours, tant le déboisement en cours est intense et
l’érosion accélérée.
Le Mont est de moins en moins Organisé du point de vue du
reboisement. La route de Ouanaminthe, toutefois, est excellente, quoiqu’en
grande partie en terre battue. Les pentes les plus raides de la route sont
cimentées.
En posant des questions peut-être indiscrètes à mon hôte,
j’ai eu la surprise la plus agréable de mon court séjour à Mont Organisé. Toute la zone du Nord-Est était le plus grand bastion de
Cacos en Haïti, qui organisaient la résistance contre l’occupation américaine
et le général des généraux des Cacos n’était autre que le neveu du général
Bertin Codio, grand père de ces dames. General Mizrael Codio était le principal
leader des Cacos de la zone et symbolisait la résistance dans sa forme la plus
active et violente contre l’occupation américaine. Il fut arrêté et emprisonné
par les troupes américaines. Il a pu s’évader avec d’autres généraux Cacos
ainsi qu’une centaine de détenus et auraient tué plusieurs officiers de la
troupe américaine en partant. Il était devenu l’homme à abattre pour les
troupes américaines.
En questionnant tout le monde et en faisant des recherches
sur internet, j’ai pu, pour la première fois, découvrir les atrocités qu’ont
commises les troupes américaines en Haïti durant l’occupation de 1915 à 1934.
En effet :
« 1915-1921 : Plusieurs milliers de civils et de
combattants désarmés sont tués par les forces d’occupation américaines, alors
que ces dernières combattent, avec l’aide de la gendarmerie haïtienne commandée
par des officiers américains, une insurrection armée de paysans, les Cacos ,
principalement dans les campagnes du Centre et du Nord-Est du pays. (La
guérilla des Cacos représente la seule véritable résistance armée à
l’occupation américaine et est organisée et menée par Charlemagne Péralte,
exécuté par un officier américain le 31 octobre 1919, avant d’émerger plus tard
comme une figure héroïque nationale.). Le nombre total, même approximatif, de victimes demeure
inconnu. La mémoire collective haïtienne garde vivace le souvenir des
exécutions sommaires, dont la plupart ont probablement lieu de juillet à
novembre 1915 et surtout de 1918 à 1921, périodes de résistance ouverte à
l’occupant.
En 1918-1919, les prisonniers et blessés Cacos sont
systématiquement exécutés une fois désarmés. Des ordres clairs sont passés, par
écrit, à cet effet (in Gaillard, 1981:32-39,49,214,307).
La torture des Cacos ou de supposés Cacos par les Marines
était également pratiquée : pendaison par les parties génitales,
absorption forcée de liquide, et ceps, pression sur les tibias à l’aide de deux
fusils.
Outre les violences et exécutions commises sur des
combattants désarmés, l’armée américaine et ses auxiliaires haïtiens auraient
également perpétré des exactions et de nombreuses tueries contre la population
civile.
Selon des témoignages oraux, recueillis par l’historien Roger
Gaillard (1981, 1983), ces exactions incluent des exécutions sommaires, viols,
maisons mises à feu après y avoir enfermé des familles entières, pendaisons,
civils brûlés vivants et un notable enterré vivant.
La mémoire collective dans les localités touchées conserve
le souvenir des noms, en Créole, des gradés américains qui ont commis des actes
de violence contre les civils : Ouiliyanm (lieutenant Lee Williams), Linx
(Commandant Freeman Lang) et le capitaine Lavoie (Gaillard, 1981:27-71).
H.J. Seligman (in Gaillard, 1983), journaliste américain
ayant enquêté sur place à l’époque, affirma que les soldats américains
pratiquent le bumping off Gooks, le tir contre des civils, comme s’il
s’agissait d’un sport ou d’un exercice de tir.
Un rapport interne de l’armée américaine, en juin 1922,
reconnaît et justifie l’exécution des femmes et des enfants, les présentant
comme des « auxiliaires » des Cacos (in Gaillard, 1983:259).
Un mémorandum confidentiel du Ministère américain de la
Marine (in Gaillard, 1981:238-241) s’élève contre « des tueries aveugles
(« indiscriminate ») contre les indigènes qui se sont déroulées
pendant plusieurs semaines ».
H. J. Seligman évalue, en juillet 1920, le nombre des
victimes innocentes, hommes, femmes et enfants, à 3,000.
R. Gaillard (1983:261), totalisant victimes innocentes et
Cacos morts au combat, avance le nombre de 15,000.
Mise à part la lutte contre la rébellion, des centaines
voire des milliers de civils meurent et sont tués lors de constructions forcées
de routes dans le pays, travaux appelés corvée.
Selon Trouillot R (1990:106), 5,500 personnes sont mortes
pendant les corvées. Des civils tentant de fuir le travail forcé sont abattus.
Certains de ceux, qui ralentissent le travail, sont tués à l’arme blanche par
des officiers américains (Gaillard, 1982).
Le racisme des Marines américains, pendant cette occupation,
la plupart originaires du Sud des États-Unis (particulièrement de la Louisiane
et de l’Alabama) a été présenté comme un facteur de ces tueries indiscriminées
contre des « nègres qui prétendent parler le Français » (dans les
termes d’un général américain).
**
(Gaillard R. 1983:186-190,237-241,259-262 ; Gaillard R.,
1981:231-241 ; Trouillot R, 1990:102-107 ; Manigat L, 2003:71-74)
Pour avoir vécu aux Etats-Unis d’Amérique, je peux témoigner
du racisme qui y prévalait. En 1972, près de 40 ans après la fin de
l’occupation américaine en Haïti, j’ai, pour la première fois, découvert et
subi le racisme au Texas :
L’université, que je fréquentais, était exclusivement réservée aux Noirs ;
Si je rencontrais un Blanc, dans le bus qui me ramenait chez moi, j’étais certain
qu’il était perdu ;
Pour comble, il y a des églises exclusivement pour les Blancs et d’autres
exclusivement pour les Noirs. Je me souviens vivement du jour, quand un
professeur de mon université, un ami et moi-même, nous avons été dans une
église, si je me rappelle bien, épiscopale, mais exclusivement pour les Blancs.
Tout le monde nous regardait comme s’il nous demandait : qu’est-ce que
vous faites ici ? Et finalement, tous, ils étaient d’une gentillesse
excessive, question de nous rappeler que nous n’étions pas à notre place.
1919, janvier : 19 prisonniers Cacos sont exécutés, à
Hinche, sur ordre du Capitaine américain Lavoie. Lors des audiences, menées par
la commission d’enquête de la Marine américaine, en 1920, il est accusé de ce
crime par d’autres officiers américains. Mais aucune preuve matérielle n’est,
selon cette commission, apportée pour prouver sa responsabilité.
* (Gaillard R, 1981:33)
1919, novembre : Au moins deux avions de l’armée
américaine bombardent et mitraillent la population civile de deux villages de
la région de Thomazeau, au sud-ouest du plateau central. Hommes, femmes,
enfants et vieillards sont tués (supposément, jusqu’à la moitié des habitants).
Les survivants, cachés dans les bois et terrifiés, écrivent à un prêtre breton
voisin pour réclamer sa protection et témoignent ainsi, par écrit, des actes
commis contre eux. L’isolement géographique (et culturel) des populations
rurales du Centre du pays rend difficile la circulation des témoignages sur les
exactions commises. La mémoire collective dans les campagnes garde le souvenir
d’attaques contre les populations civiles à partir de 1919.
Selon le journaliste américain Harry Franck (in Gaillard R,
1981:208), les aviateurs ne vérifient pas « le type de
rassemblement » qu’ils attaquaient (s’il s’agit d’un camp de Cacos, d’un
marché de paysans ou de paysans se rendant à la messe).
En outre, le 5 décembre 1929, pour intimider la population
des Cayes, dans le Sud du pays et la veille de la tuerie du 6 décembre,
l’aviation américaine bombarde la rade de la ville, pourtant déjà sous
occupation.
Ces attaques apparaissent comme la première utilisation de
l’aviation contre des populations civiles. L’aviation américaine en Haïti
possède, à partir de 1919, au moins 3 appareils et 5 pistes d’atterrissage dans
le centre du pays.
Une commission d’enquête de la Marine américaine, en 1920,
interrogea des officiers d’occupation sur les allégations d’exactions, commises
par l’aviation, mais sans prononcer ni accusation ni condamnation. * (Gaillard
R, 1983:40-42,152,282 ; Gaillard R, 1981:205-213).
1929, 6 décembre : À Marchaterre, près de la ville des
Cayes (dans le Sud du pays), les Marines américains ouvrent le feu sur une
manifestation pacifique de paysans, tuant entre 12 et 22 d’entre eux. * * *
(Castor, 1988:173-175 ; Gaillard R, 1983:282 ; Renda, 2001:34)é* *
(Gaillard R , 1981:82-88)
Le 4 juin 1916, Le général Caco Mizrael Codio et 10 de ses
hommes sont abattus après avoir été capturés, à Fonds-Verrettes (nord-est de
Port-au-Prince, près de la frontière dominicaine) par des Marines américains. *
* (Gaillard R, 1981:82-88).
Je suis revenu de Mont Organisé et j’ai honte !
J’ai honte parce que ce n’est que si tard, dans ma vie, que
j’ai appris à connaître le grand Général Caco Mizrael Codio ! Ce n’est que
maintenant que je découvre les atrocités commises par les troupes
américaines !
J’ai honte que, dans les écoles que j’ai fréquentées en
Haïti, cette période si sombre de l’histoire de mon pays n’était pas
enseignée !
J’ai honte que la date d’anniversaire du débarquement des
troupes américaines ne soit pas marquée par une journée de réflexion et de
débats autour de ce moment crucial de notre histoire de peuple !
Mizrael Codio, Benoît Batraville, Charlemagne Péralte, tous
les Cacos et tous les paysans, qui se sont battus et qui ont payé de leurs vies
la résistance contre l’occupation américaine, méritent notre respect et notre
gratitude.
Si les dates du Carnaval des Fleurs ont été probablement
choisies initialement, sans penser à l’anniversaire, le 28 juillet, du
débarquement des troupes américaines en 1915, il est souhaitable que le
gouvernement évite d’organiser cette festivité en ce jour mémorable dans notre
histoire de peuple.
Il est encore temps de le corriger en reculant ou en
avançant les dates.
Par exemple, on pourrait choisir le weekend de la première
semaine du mois d’août, le troisième week-end du mois de juillet, les 25,26 et
27 juillet ou même les 29, 30 et 31 juillet.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire, au simple nom de
la nation et des nationaux meurtris.
………….
*Ex Ambassadeur d’Haïti à Tokyo
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